16V Deux ogres
Quand une ville ne vous offre aucun loisir d'aucune sorte, il ne vous reste que la météorologie. Chaque aube de mai, tous les habitants de Kayes, quel que soit leur âge, se réveillent avec la même espérance mêlée d'angoisse : ce jour qui se lève sera-t-il celui du record ? Les plus instruits appellent la mairie : a-t-on des nouvelles de la Corne de l'Afrique ? Depuis des décennies, depuis qu'on mesure scientifiquement la température de l'air, une compétition farouche oppose Kayes et Djibouti, les deux localités réputées les plus torrides du continent. Il nous serait insupportable, à nous Maliens, de nous voir ravir notre couronne. Champions de la chaleur nous sommes, champions nous voulons demeurer.
Ce matin-là, le mercure atteignait déjà 41 °C au thermomètre de la gare. On soupirait, on étouffait, on ruisselait. Mais la fierté l'emportait de beaucoup sur ces quelques désagréments : une fois encore, Djibouti manquerait le titre.
C'est donc par une effroyable canicule, mais dans la bonne humeur générale, qu'un duo d'hommes blancs posa précautionneusement les pieds sur le tarmac bouillant de notre terrain d'aviation. Aucun d'entre nous n'ayant jamais eu l'occasion, jusqu'alors, de rencontrer des ogres, nous en ignorions les habitudes vestimentaires. Une veste bleu sombre à boutons et écusson dorés (plus tard, nous apprendrions son nom : « blazer »), une chemise blanche, une cravate rayée (on les appelle « club »), un pantalon clair. À chacun de leurs poignets brillait un bracelet (une « gourmette »). Lequel était le chef de l'autre ? Facile. Il suffisait de regarder les chaussures, comme toujours. Aux pieds de l'un étincelaient des mocassins impeccablement lustrés. (Par quel miracle avaient-ils échappé aux fuites d'huile de l'avion ? Mystère. Les petites choses noires qui gigotaient sur le dessus se nomment des « glands ».) L'autre, manifestement moins préoccupé d'élégance, avait choisi de bonnes vieilles tennis Adidas.
Les deux hommes gagnèrent en taxi l'Hôtel du Rail (bon pourboire). À la réception, leur réponse à la question rituelle (vous comptez rester longtemps ? )fît sensation : « le temps qu'il faudra ». Jamais personne arrivant à Kayes n'avait, de mémoire d'hôtelier, laissé dans l'incertitude la date de son départ. D'habitude, nos rares visiteurs s'y accrochaient comme un prisonnier à une lucarne entrebâillée, la promesse de la liberté future.
Bref, à peine installés dans leurs chambres, la ville entière se demandait qui pouvaient bien être ces visiteurs, d'autant que sur la fiche remise aux douaniers ils avaient tous deux, à la rubrique « Motif du voyage », indiqué : « Tourisme et Affaires ». Le mystère s'épaississait.
Depuis la démission de M. Stéphane, un délégué par intérim avait été envoyé de Paris pour entretenir la flamme du co-développement. L'enthousiaste M. Delmas ne tenait plus en place. C'est lui qui avait couru à l'école pour me donner la bonne nouvelle : « Tourisme et Affaires », vous vous rendez compte, madame Bâ ! Pour braver notre climat, ces hommes-là ont forcément une raison impérieuse. Tourisme et affaires ! Ah, ah, ils brouillent les pistes. Mais on ne me la fait pas, à moi. Ils viennent pour investir. Je le sens. Nous allons gagner notre combat, madame Bâ. Les capitaux français vont sauver le Mali. Restons discrets pour l'instant. Laissons nos amis prendre leurs marques. »
Les informations reçues plus tard dans l'après-midi confortèrent cet optimisme.
Comme d'habitude, à peine avaient-ils commencé leur sieste que notre Eva proposa ses services. « Toc, toc, toc, c'est l'amour qui passe », chantonna-t-elle rituellement en frappant de son index droit, celui que prolonge un ongle violet géant, la première porte, celle du chef. « Toc, toc, toc », vingt minutes plus tard, le même refrain retentit un peu plus loin, devant chez l'adjoint. Une petite foule était accourue dans le hall du Rail dès qu'avait retenti l'incroyable nouvelle : des Français viennent investir à Kayes. Il y avait là le maire, Codev-intérim (le surnom vite donné à M. Delmas), les principaux responsables d'ONG, tous les ennemis de la misère, tous ceux qui luttaient pour un Mali bien nourri, paisible et démocratique. Nous nous regardions sans y croire : serait-il possible que la chance enfin tourne et nous sourie? Que l'Afrique redevienne à la mode ?
Enfin, Eva descendit pour nous faire son rapport.
Nous nous pressâmes autour d'elle. Alors, alors, raconte. Elle sentait un peu ragoûtant mélange de sueur, de bière et d'eau de toilette, senteur muguet. Notre avidité l'amusait.
— Vous allez être déçus. Rien d'intéressant. Typique sexualité de Blanc. L'un s'en fout, bonjour, bonsoir et atchoum au milieu. L'autre parle tant qu'il oublie de bander.
— Aucun vice, aucune demande… particulière ?
On peut faire confiance au corps composite de notre Eva : ses seins gigantesques plaisaient aux amoureux de féminités épanouies tandis que, plus bas, on aurait dit un adolescent, tant elle était ferme et menue des fesses. C'est dire si elle avait tout pour déceler les préférences les plus intimes de sa clientèle, jusqu'aux moindres tendances pédérastiques. Elle gémit presque :
— Du banal, si vous saviez, de l'ordinaire, j'en ai la nausée.
Nos mines réjouies la stupéfièrent :
— Vous trouvez ça drôle ?
— Mais enfin, Eva, réfléchis. Tu viens de confirmer la bonne nouvelle.
— Tes clients, voyons ! Ils ne sont clairement pas venus pour le sexe.
— Vive le Mali !
— Tenons-nous prêts pour leur apporter de l'aide.
— Vive le Mali !
Certaines périodes se contentent, sans malfaisance, d'engendrer des jours. Elles laissent les humains vaquer à leurs travaux d'humains. Comment Dieu se passionnerait-Il pour nos humbles occupations, tellement mornes et répétitives ? Il bâille. Et quand l'ennui Le torture trop cruellement, Il lâche Son chien. Il réveille la méchanceté du temps. Tout heureux de cette permission, le temps se met à mordre. Ou pire, plus vicieux, il sème une graine de malheur en l'un d'entre nous, dans une famille. La graine se développe, elle grandit sans bruit, invisible, indolore. Et soudain, sans prévenir, elle s'épanouit fièrement, comme un fruit vénéneux. Elle ravage, elle dévaste. La surprise passée, on cherche à comprendre. On remonte à la source, à l'origine première de la calamité.
Souvent, la nuit, je me lève et je marche. Heure par heure, je revis la semaine de notre erreur, lorsque nous ne savions que faire pour venir en aide à nos chers premiers investisseurs, l'avant-garde de la prospérité malienne, et d'abord leur rendre le séjour chez nous le moins pénible possible.
J'avais repris du service à la mairie. Puisque se concrétisaient enfin les folles espérances du co-développement, il fallait unir nos forces. Du matin au soir, je torturais les employés de l'Hôtel du Rail : « La climatisation fonctionne, vous êtes sûrs? Appelez un réparateur, qu'il se tienne prêt, juré, nous financerons la dépense. Et l'eau n'est pas coupée ? Louez donc un camion-citerne, on ne sait jamais, oui, aussi sur le compte de la municipalité, c'est comme pour le taxi, seulement la Mercedes, nous sommes d'accord? Et qu'il répare ses vitres arrière. »
La tête toute à mon obsession, le confort des prétendus investisseurs, je délaissais ma maison. Mon petit-fils Michel protestait : Maama ne m'aime plus, elle estencore moins là que d'habitude, elle préfère les touristes, je vais les renvoyer chez eux, je hais les touristes. Il allait vite changer d'opinion. Hélas !
Chaque jour, vers dix heures, les nouveaux amis du Mali tentaient une sortie. Ils s'approchaient de la porte du Rail, bermudas beiges, chemises beiges, lunettes noires, chapeaux broussards flambant neufs : ne leur manquait que l'étiquette du magasin. Ils se tenaient là, debout, longtemps, l'un contre l'autre, attendant on ne sait trop quel secours, déjà accablés par notre fournaise. Je vous l'ai dit : les distractions sont rares à Kayes. Ce spectacle de choix attirait un nombre croissant d'amateurs. Et malgré nos consignes mille fois répétées de respecter nos invités, l'assistance s'impatientait :
— Courage, Toubabs, notre soleil n'est pas si méchant. On croit qu'on va fondre, mais le corps résiste…
Touchés dans leur fierté de nobles représentants de la race supérieure, les investisseurs ne pouvaient plus reculer. Comme on monte au combat, ils abandonnaient leur refuge ombragé et s'avançaient, altiers, sous notre ciel de fer chauffé à blanc, sur ce plancher de braises jaunâtres baptisées sable on se demande par quel menteur.
Leur dignité ne durait pas, emportée par des torrents de sueur.
— Comment ça se fait, le maigre coule autant que le gros?
— Maman, il y a un puits dans les Blancs? D'où leur vient toute leur eau ?
— Ils sont dégoûtants, ils pissent par la tête.
Rendons hommage aux deux malheureux : ils progressaient chaque jour. Le premier, ils n'arrivèrent qu'à la station Shell ; le deuxième, ils parvinrent à la pharmacie de la Santé Moderne (Dr Niane, gérant). À la fin de la semaine, ils avaient presque rejoint notre rue Magdebourg. Mais, soudain, ils s'arrêtaient net. Malgré les encouragements goguenards (Vous voulez un chameau ? ), les conseils quasi médicaux (Plus lents, les gestes ! Respirez moins fort ! ), côte à côte ils tanguaient, l'œil hagard, la bouche ouverte : ils avaient atteint l'extrême limite de leurs forces. Sans se concerter, ils faisaient demi-tour et, tant bien que mal, s'en retournaient.
Le barman courait à leur rencontre, les portait presque à l'intérieur et sortait l'instant d'après.
— Vous pouvez rentrer chez vous. Le théâtre est fini pour aujourd'hui.
À ces moments-là, j'aurais dû intervenir. Les Bâ sont très appréciés, au Rail. Un mari infidèle, amateur d'étrangères, ne compte que des alliés dans un hôtel. Il me suffisait d'une phrase, une toute petite phrase chuchotée à l'oreille du gérant, complice :
— Et si vous coupiez la clim ?
Nos deux explorateurs, pour l'heure avachis dans leurs fauteuils du bar, tétant leurs verres de bière comme de vieux bébés agonisants, auraient plié bagage et quitté dans l'heure notre enfer pour n'y plus jamais revenir.
L'un des deux, l'adjoint, celui qui ne quittait pas ses Adidas, sans doute un bricoleur, fixait avec angoisse les appareils, nos antiques freezers, des pièces de musée. D'une voix morte, il balbutiait :
— Ça doit se déglinguer souvent, non, ces vieux machins rouillés ?
Jamais ils n'auraient survécu sans le secours de la réfrigération moderne. Hélas, l'idée ne m'est jamais venue. Souvent, au cours de mes insomnies, je me frappe la tête contre les murs pour la punir de sa stérilité. Car la pluie a fini par arriver, quelques averses timides, avant-garde de l'hivernage, suffisantes pour abaisser le mercure du thermomètre jusqu'à un niveau quasi tempéré (37 °C).
Le lendemain, l'accalmie climatique se confirma. Un vent presque frisquet souffla toute la journée, porteur d'ondées gentilles. Nos amis dormirent toute la journée, « la bouche ouverte », commentèrent les serveurs chargés de les surveiller, « on dirait qu'ils sucent l'air de la chambre ». Le soir, ils avaient ressuscité. Les deux épaves s'étaient changées en conquérants. Les yeux brillants et le sourire carnassier. Caché dans un coin du hall, le maire se délectait de cette métamorphose : « Ça y est, madame Bâ, tout commence. Vous allez voir ce que vous allez voir ! Quand un homme d'affaires se met en marche, plus rien ne peut le retenir. Je ne sais pas encore dans quel secteur ils ont choisi de s'impliquer. Mais je sens la bonne affaire pour notre ville, au moins cinq cents emplois. Notez le jour, madame Bâ. Cette date va compter dans notre Histoire. »
Tout à notre joie, nous n'entendîmes pas l'adresse qu'ils donnaient au chauffeur. Ce n'est qu'une demi-heure plus tard que le téléphone retentit :
— Venez vite, ils sont au stade !
C'était mon premier match. Et ce que je voyais confirmait mon opinion : le football est un divertissement de manchots fainéants. Deux ou trois joueurs agitent leurs pieds quelques instants, les vingt autres regardent. Puis le ballon s'en va ailleurs. Et le même manège recommence : une majorité de paresseux, les mains sur les hanches, contemplent l'activité frénétique de quelques camarades. Et ainsi de suite, des minutes et des quarts d'heure durant.
Devant ce maigre spectacle, l'assemblée mâle s'extasiait. Nouvelle preuve, s'il en était besoin, que les amusements des hommes nous demeureront toujours incompréhensibles. Eux et nous habitons décidément des planètes séparées. Les rares femmes ou filles présentes bâillaient, regardaient leur montre ou, subrepticement, l'entrejambe de leurs compagnons.
Au lieu de hurler et de gesticuler furieusement, comme tout le monde, nos amis investisseurs se passaient et repassaient une paire de jumelles, discutaient à voix basse en pointant le doigt sur tel ou tel dribbleur, puis griffonnaient des choses sur leurs cahiers d'écolier.
Ce comportement étrange et plutôt méprisant plaisait de moins en moins à leur voisinage. D'après ce que je pouvais de ma place apercevoir, la tension autour d'eux montait. On grondait, on s'énervait, quelqu'un même leur lança une canette vide qui les manqua de peu.
L'affaire faillit dégénérer quand l'équipe de Kayes, gloire à elle, marqua un but. D'un même élan, la foule se dressa. Seuls nos visiteurs ne parurent pas éblouis par ce haut fait. Ils continuèrent à griffonner comme si de rien n'était. Deux costauds les prirent par le col et les secouèrent : « Applaudissez, Toubabs ! Des reprises de volée comme ça, la France n'en a pas en magasin ! » Si le cours du destin, à ce moment-là, n'avait pas été interrompu par un imbécile, le pire aurait encore pu être évité. Nos deux amis auraient été molestés, chassés sous les insultes, reconduits à l'hôtel, bon voyage, ne remettez plus les pieds ici ! Et mon petit-fils serait toujours près de moi, à grandir tranquillement dans l'amour de son pays et la chaleur de sa famille. Hélas, un homme chétif qui, depuis le début, courait d'un bout à l'autre du terrain sans toucher la balle, porta un sifflet à la bouche. À l'instant, toute l'agitation s'arrêta sur la pelouse. Les deux Blancs profitèrent de l'occasion pour s'éclipser.
À la reprise du match, un moment plus tard, ils étaient revenus s'asseoir. C'est alors qu'une rumeur folle se mit à courir de tribune en tribune : vous savez ce qu'ils ont fait, les Français, pendant la mi-temps ? Ils sont allés dans les vestiaires. Oui, ils ont rendu visite aux deux équipes. Ils ont discuté avec les entraîneurs, vous vous rendez compte ? Il paraît qu'ils ont promené leurs mains sur toutes les jambes. Ce sont des pédés ? Crétin, ils vérifiaient les muscles, ils ont tout noté. Que va-t-il se passer maintenant ? Et si moi aussi je leur montrais mes cuisses ?
La foule ne s'intéressait plus à la partie, elle commentait à l'infini ces informations incroyables et n'avait d'yeux que pour les deux silhouettes bleues cachées derrière leurs jumelles. Je ne connais rien à ce sport, mais il me semblait que les joueurs aussi avaient bouleversé leurs perspectives. Ils ne se ruaient plus sur le but adverse, ils concentraient leur course vers le milieu du terrain, juste en dessous des deux blazers. Et là, l'homme au sifflet avait beau les rappeler à l'ordre, leur désigner sévèrement la bonne direction, ils jonglaient, ils paradaient comme des paons en chaleur.
Le gérant de l'Hôtel du Rail était assailli. La foule du stade occupait son hall. Tous, joueurs, parents, entraîneurs, ils souhaitaient savoir.
— Alors, alors, ils t'ont parlé? Comment ont-ils trouvé notre jeu ? Combien de contrats préparent-ils ?
On s'installait. On voulait une réponse. L'énervement montait. Le gérant s'en alla supplier les recruteurs. Ils descendirent de leur chambre à contrecœur. Le blazer chef prit la parole :
— Chers amis, la qualité de votre football est indéniable. Mais il faut encore progresser. Continuez l'entraînement. Nous reviendrons.
La déception fut terrible. Quelques adolescents pleuraient, notamment Mahamadou qui avait marqué six buts. Kayes quitta le Rail la tête basse. On aurait dit un enterrement. D'ailleurs, c'était un rêve que notre ville portait en terre. Un rêve que déjà, sans le comprendre, je haïssais de toutes mes forces.
Je revins à la maison, rassurée. Demain, les deux néfastes repartiraient bredouilles. Ce n'est pas chez nous qu'ils voleraient des enfants. Bon débarras.
Michel dormit d'un mauvais sommeil. Je l'entendais se tourner et retourner dans son lit. Il balbutiait des phrases mystérieuses, des noms de villes, des mots latins, Real Madrid, Juventus, Manchester…
Le lendemain, je lui promis d'acheter une télévision plus grande, au moins soixante-six centimètres.
— Ainsi, tu pourras mieux suivre les matches.
— Merci, Maama.
— Et si tu aimes toujours autant le foot, pour ton anniversaire je t'offrirai un équipement complet.
— Merci, Maama.
Je croyais le péril écarté. J'aurais dû me méfier davantage. Et je partis tranquille pour ma tournée. Imbécile que je suis.
Jusqu'à l'instant précis de l'embouteillage, la vie suivait son cours paisible. Une jeune grand-mère s'en était allée, tôt le matin, apporter trois cartons de craies et quelques conseils pédagogiques à ses collègues enseignants de Ségaba. Son petit-fils avait profité de cette absence pour s'offrir quelques heures d'école buissonnière. Sa nuit avait été agitée, peuplée tantôt de blazers ricanants, tantôt de supporters hurlant sans fin les mêmes deux syllabes : « Mi-chel », « Mi-chel ! » Pour se remettre les idées en place, rien ne valait une petite heure de jonglerie. Il finit de boire son Nescafé, retourna vers son lit, souleva le drap, doucement, d'un affectueux tapotement, réveilla celui qui dormait encore, son compagnon permanent, cadeau du Noël précédent : le ballon. L'exiguïté de la maison interdisant certaines figures délectables, Michel gagna la rue. Et le miracle habituel recommença. « À vous de jouer. » Sitôt que le très jeune adolescent s'adressait ainsi à ses deux pieds, ceux-ci, fiers de cette confiance, entraient dans une folle sarabande. Un bien-être général s'ensuivait, un mélange d'euphorie et de toute-puissance. Michel ne s'amusait plus avec une petite boule de cuir gonflée d'air mais avec la planète entière.
Jusqu'alors, rien de grave, à ce qu'on voit. Le destin se désintéressait totalement de la famille Bâ, occupé qu'il était à une tâche d'une bien plus considérable importance : faire en sorte que les deux recruteurs attrapent leur avion.
Sur le siège arrière (défoncé) du taxi, ils se trémoussaient d'impatience. L'adjoint avait même commencé à secouer par les épaules le malheureux chauffeur.
— Plus vite, imbécile ! Tu as encore un accélérateur ? Ou c'est le moteur qui manque ?
Ils découvraient cette loi étrange de notre Terre : plus les pays sont pauvres, plus nombreuses sont les voitures, du moins les épaves qui en tiennent lieu. Le trafic s'était bloqué pour l'une ou l'autre des raisons classiques à Kayes : une charrette rompt son timon, une canalisation explose, un âne crève ou un réverbère s'abat au milieu du carrefour, la chaussée s'éventre, deux policiers s'invectivent…
Maintenant, les deux blazers ne livraient plus bataille. Ils fixaient, égarés, le capharnaüm assourdissant qui les encalminait. Leurs yeux disaient leur terreur d'être là pour toujours, emprisonnés par l'Afrique, pétrifiés, engloutis. Ils ne pouvaient plus bouger. La sueur brûlante qui leur coulait dans le dos les retenait collés au skaï de la banquette. Jamais ils ne pourraient s'arracher à ce terrible sparadrap. À bout de forces, ils ne criaient plus, ils murmuraient comme des mourants, un duo de mourants furibards.
— On ne m'y reprendra plus, chef, sauf votre respect.
— Ça, j'arrête la prospection chez les sauvages.
Le chauffeur eut pitié d'eux. Ou bien fut-ce le destin qui décida de prendre les choses en main ?
— Je vais tenter quelque chose.
— C'est ça, mon coco, tente. Et réussis. Ça vaut mieux pour toi ?
La Renault 12 vira, hoqueta, escalada les restes d'un trottoir, retomba dans du sable mou, faillit s'y enliser, parvint à s'en extirper. Devant elle, la rue 14 était déserte.À l'exception d'un chat roux qui regardait un enfant jongler.
— Tu vois ce que je vois?
Les deux recruteurs avaient ressuscité. Ils bondissaient sur leurs sièges comme des chiens devant du sucre. Je le connais, mon Michel. Même si je me désintéressais du football, je l'avais vu si souvent s'entraîner. Alors, il pénétrait dans l'irréel. Il se changeait en divinité d'Orient. Ses pieds devenaient des mains et se multipliaient pour mieux célébrer le ballon, le cajoler, le caresser, le lancer en orbite, telle une planète fantasque, la sphère s'en allait pour de déroutants parcours, impossible de la quitter des yeux, elle vous entraînait à sa suite, elle vous donnait le vertige. Je finissais par crier de peur. L'instant d'après, la magie s'était évanouie. Ne restait plus qu'une boule de cuir usé sur le sol et, à ses côtés, un bambin morveux, l'ex-magicien.
— Arrête tout de suite !
— Mais votre avion ?
— Fais ce qu'on te dit.
— Nom de Dieu !
— Tu as vu ce qu'il enchaîne ? Oh, l'aile de pigeon !
— Putain, cette bicyclette !
— Et là, par-dessus le vieillard, un, deux, trois sombreros de suite !
— Non mais, ce contrôle ! C'est pas possible. Il a de la colle sur les pattes !
— Celui-là, il nous le faut !
— Il y a de l'or chez ce gamin.
Ce que je sais de ce maudit matin-là, je l'ai appris de M. Bonkolo Alassane, notre voisin, le tailleur retraité. Il avait passé tant d'années les yeux fixés sur ses coutures, ses ourlets et ses fronces que maintenant, enfin libéré de ses chaînes, il regardait partout avec gourmandise, il se gavait goulûment du moindre détail de notre petite vie de quartier. L'arrivée de ces deux blazers n'avait pu que réjouir son attention.
Pauvre tailleur ! Combien de fois l'ai-je obligé à raconter la scène, la raconter encore et toujours, la reprendre depuis le début, depuis les heures même qui avaient précédé le début, continue, continue, l'arrêter sur un détail, et puis l'accélérer pour parvenir à la triste fin, hélas déjà bien trop connue ? Cher M. Bonkolo, jamais rechignant, allant même jusqu'à me proposer ses services quand il me voyait par trop désespérée. Il s'avançait, me posait sa vieille main sur l'épaule :
— Tu veux qu'on reprenne l'histoire, Marguerite, peut-être avons-nous laissé passer l'essentiel ?
Qu'il soit remercié pour sa patience, mon cher ami ! Sans doute l'épuisais-je avec mes demandes, sans doute l'obligeaient-elles à replonger dans un passé détesté ? Je le forçais, égoïste que je suis, à se rappeler les mauvais souvenirs de son labeur passé. Raconter ressemble tant à coudre : on assemble, on brode, on accorde, on faufile, on relie, on tisse…
— S'il te plaît, Alassane, puisque tu as la gentillesse… Une dernière fois, je te le jure !
— Ne jure pas, ma voisine ! Je te connais. Tes dernières fois sont comme des mères africaines, elles n'arrêtent pas d'engendrer d'autres dernières fois.
— La Renault 12 de Balau…
— … a stoppé net. Preuve que, contrairement à ce qu'affirme menteusement la Banque mondiale, au moins un taxi de Kayes possède des freins.
— Au fait, Alassane, au fait, je n'ai pas le cœur à rire !
De nouveau, sans manifester la moindre impatience, il reprit le récit.
Il me semble qu'un film est projeté au ralenti dans la chambre noire de ma tête. Image après image, il avance vers sa fin que je déteste.
Les deux blazers sautent à bas de l'épave jaune et noir. Ils regardent longtemps, sans rien dire, les virtuosités de mon petit-fils. Tout à son jeu, il ne remarque leur présence qu'au bruit soudain que font leurs paumes frappées les unes contre les autres. Tu te rends compte, madame Bâ, ces deux Blancs tout-puissants ont, d'étonnement, ouvert grands leurs yeux et leur bouche et applaudi ton petit-fils ! Lui continue de sourire, moins de fierté que de plaisir, le plaisir de faire si bien vivre ses pieds. Les deux s'agacent un peu.
— Tu pourrais t'arrêter une seconde, on veut te parler.
Michel n'a pas peur d'eux. Il les toise. On dirait que c'est lui, le maître. Ils baissent la voix. Je ne les entends plus. Michel redevient sérieux. Un étonnement immense s'empare de son visage. Il ne se contient plus. Il s'écrie presque :
— En France ? Une école rien que de foot ?
Je regarde ses mains : elles tremblent. Les deux blazers hochent la tête.
— Rien que du football. Et tu deviendras pro.
— Pro et riche, fais-nous confiance !
— Où sont tes parents ?
Il lève le bras, lentement, comme s'il n'osait pas. De l'index, il montre ta maison, Marguerite. Ils entrent tous les trois. Je m'approche. Je les suis sans faire de bruit. Bien sûr, c'est une erreur, la première de mes deux impardonnables erreurs, mais comment pourrais-je te le raconter aujourd'hui si je n'avais pas tendu l'oreille contre la porte ? Ils parlent d'une autorisation.
— Tu es mineur. Sans autorisation de tes parents, pas de voyage en France, dit l'un.
— Et pas d'école rien que de foot, dit l'autre. Tu as bien un père, une mère, quelqu'un, quelque part, qui peut signer? Décide-toi. C'est la chance de ta vie. Nous avons un avion à prendre !
Ton petit Michel pleure. Mille et mille pardons, Marguerite. Ce chagrin déchirant n'est pas une excuse. Jamais je n'aurais dû commettre cette seconde erreur, bien plus grave que la première. Je me présente et prononce les phrases assassines :
— Je suis son oncle. Un oncle, en Afrique, est comme un père. Moi, je peux donner l'autorisation.
Michel saute au cou de notre voisin. L'un des blazers sort d'une poche un papier, de l'autre un stylo. Alassane s'assied. Un tailleur n'est pas forcément habile en écriture. Ses doigts se crispent. Comme s'il était devant moi, je vois le paraphe tremblé sur la feuille blanche, il ressemble à une araignée, une araignée qui a tissé la toile dans laquelle les recruteurs ont emporté mon petit-fils.
Mme Bâ se mord l'intérieur des joues, se ferme la gorge pour contenir sa colère.
— Et tu l'as laissé partir ?
— Comment pouvais-je résister ?
— Et ils t'ont remercié ?
— Voilà que tu recommences ! Pourquoi prends-tu plaisir, chaque fois, à me faire honte ?
— Je veux tout savoir. Je veux que le tableau soit complet.
— C'est vrai, des billets sont sortis des blazers.
— Beaucoup de billets ?
— Tu le sais, je te les ai donnés tous. Presque tous. Je n'en ai gardé que cinq. Juste assez pour me payer de nouvelles lunettes. Comment raconter si l'on ne peut pas voir ?
Michel n'a emporté en France qu'un sac minuscule. « On t'offrira tout là-bas. » Ils sont montés dans le taxi. Mon petit-fils au milieu des deux blazers, comme entre des policiers.
Le récit du tailleur s'arrête là. Pour la suite et fin, j'ai dû aller pêcher ailleurs. Toute la ville s'était donné rendez-vous au terrain d'aviation. À mon retour, je n'ai eu qu'à tendre l'oreille. Chacun y allait de sa chronique.
La foule avait oublié ses railleries du début de semaine. Finis l'ironie, les moqueries, les sarcasmes… L'heure était à l'adoration. Après avoir tant ridiculisé les deux Blancs, on les chérissait, on les révérait, cm les couvait, on les buvait des yeux, on mendiait leur regard comme s'il suffisait de se brancher sur lui pour que se déversent sur la famille la richesse et la gloire. Honte à nous pour ce revirement ! Honte à ces mères prises de folie ! Pour quelle raison brandissaient-elles ainsi à bout de bras leurs rejetons ? Voulaient-elles les faire bénir par le duo grotesque ? Espéraient-elles que le génie du football leur serait par miracle insufflé ? Honte à ces vieux qui s'agrippaient à un ballon pelé, dégoté on ne sait où et aussi décati qu'eux-mêmes ! Quel était leur misérable rêve ? Retrouver d'un coup leur jeunesse et se faire embaucher comme avants-centres? Honte à la chaleur, assez impressionnée sans doute par la puissance des deux recruteurs pour prolonger son armistice !
Mais Kayes est une pute. Kayes a tellement peu d'espérance en magasin qu'elle s'offre aux premiers venus. La courte marche vers l'avion fut triomphale. Pour un peu, mes concitoyens se seraient couchés sur le sable pour faire tapis de leurs corps et préserver de la poussière les précieuses chaussures des nobles étrangers. Si le chef gardait son air romain, l'adjoint Adidas rayonnait. Enfin de l'Afrique telle qu'il en rêvait : de la joie générale, de grands bébés sautillant partout, des tambours pour réveiller le cœur, et surtout des femmes, des dizaines de femmes, en veux-tu, en voilà, chef, on n'a pas exploré les richesses de tous les quartiers, on ne pourrait pas rester un ou deux jours de plus ?
Dans le tohu-bohu, personne n'avait remarqué la présence de mon petit-fils. Personne n'avait surpris l'orgueil de son sourire. Personne n'avait pris la peine de noter les mains des recruteurs crochées sur son épaule, preuve du prix qu'il avait pour eux. Ce n'est qu'au dernier moment, sur les marches de la passerelle, que des cris retentirent D'étonnement, puis de colère.
— Mais quel est ce gamin ?
— On dirait qu'il part avec eux.
— Je le reconnais, c'est Michel, le fils de la première fille de Marguerite.
— Qu'a-t-il de plus que nos enfants ?
— Fais confiance à Mme Bâ !
— Oh, celle-là, depuis le temps qu'elle trafique avec les Blancs.
Mon Michel ne s'était pas encore envolé vers la gloire française, via Bamako, que déjà j'étais jalousée, haïe, maudite par tout ce que Kayes compte d'humains de tous âges, sexes et comptes en banque.
Personne n'aurait compris mon chagrin et mon angoisse. C'est donc seule que j'ai mené ma guerre.